2. De la sélection naturelle du «jeune»
En adoptant ce comportement de parade, associant dévouement et présence, le stagiaire tente en effet d'effectuer sa mue, parfois possible, vers le statut de salarié à part entière. Cette mue, qui peut prendre jusqu'à un an, est une épreuve de sélection naturelle impitoyable. Seuls les jeunes les plus robustes, les plus aptes à créer de la valeur, qui est au monde de l'entreprise ce que la reproduction est à celui de la nature, survivent. Mais si dame nature sait parfois se montrer cruelle, dame société, quant à elle, n’hésite pas à donner un coup de pouce à certains.
C’est ainsi qu’un jeune aura plus ou moins de mal à survivre à ce rite initiatique du stage suivant le milieu dont il provient. C’est ce que les gauchistes nomment le capital social, et les ultralibéraux, l’élite. Entrent dans cette notion de milieu un tas d’indicateurs tels que :
1) Le revenu de la famille du jeune, qui lui permettra de plus ou moins bien supporter la période de stage indemnisée.
2) Les relations de la famille du jeune, qui pourront parfois lui permettre d’accéder au stage, lui faciliter le passage dans le monde des salariés payés et nantis d’un contrat, ou simplement lui procurer un logement à bas coût dans le lieu de son stage.
3) Les choix éducatifs faits par les parents du jeune, un investissement et un suivi à long terme qui, de cours particuliers en stages linguistiques, en passant par la sélection des meilleurs établissements et des formations les plus intéressantes stratégiquement, lui permettront tout simplement de mieux réussir sa vie.
Les enfants les plus chéris par dame société, ou dame nature, où les deux, s’en sortent. Pour les autres, le destin est plus cruel. Non renouvelés ou même renvoyés, ils retombent inexorablement au niveau d'en-dessous, celui du simple jeune précaire.
Bien entendu, nous parlons là de l'élite des jeunes de cette nation, de la crème de la crème, de la souris du juteux gigôt que constitue la jeunesse française. Prenons Victor, par exemple: A 26 ans, il est l'heureux titulaire d'un bac +5, effectué sur une durée totale de 8 ans, dont deux passé hors de la faculté. Son cursus se décompose en un DEUG (Bac +2), une tentative de Licence (Bac+3), arrêtée pour en suivre une autre, une Maîtrise (Bac + 4) suivie de deux ans entre emploi jeune, chômage et concours, suivie – une réforme étant intervenue entretemps – d’un Master (Bac +5, mais en deux ans. Un parcours sinon admirable, du moins relativement classique, pour le jeune diplômé qui n’est pas dans le top du top des privilégiés de mère société.
A côté de cette frange minoritaire, un no man’s land survit péniblement. C’est celui des obscurs, des petits, des sans-grade. Des formations techniques ou manuelles. En-dessous, Victor sait qu'il y a encore un étage, le plus bas, de la lie de la société, les « racailles » des « cités » des « banlieues ». Victor, qui est un tye plutôt ouvert, en a fréquenté quelques-uns, de ces extra-terrestres de la jeunesse performante, cultivée, dynamique et souriante pour laquelle la France de 2006 fait tant et tant d’efforts.
Le plus étrange, c’est qu’ils n’avaient pas l’air malheureux. Pourtant, ils auraient dû, exclus qu’ils étaient de la vraie vie sociale du cénacle des gens cultivés. C’est en tous cas ce que ses professeurs lui avaient enseigné tout au long du collège et du lycée.
Victor a 13 ans, il est en 5e. Dans son groupe, en physique, il y a un étudiant sympa, un gros, qui s’appelle Daniel. Discret, timide, complexé par son poids, il n’est pas très brillant en cours, et surtout pas en physique. Les profs le savent, et font tout leur possible pour l’aider, en dignes descendants de ces hussards noirs de la république qui, au XIXe siècle, alphabétisèrent nos campagnes, dispensant la langue française autant que le culte de Marianne aux petits paysans de province. C’est à dire qu’ils le poussent, l’engueulent et le sanctionnent dans l’espoir de voir jaillir au fond de ses yeux l’étincelle de la soif du savoir. Evidemment, ils ne font que le complexer encore plus. Un jour, le prof de physique voit Daniel, complètement perdu dans son exercice, tout rouge, qui s’énerve de ne pas y arriver et y arrive encore moins. Il lui lance alors une réplique anodine : « Si tu ne fais pas un effort, tu finiras dans le technique ».
« Tu finiras dans le technique ». Pour Victor, cette simple interjection avait toujours résumé ce statut. Enfant de la campagne, il avait vu ses camarades, peu à peu, tomber dans les filets de cet enfer que représentait, aux yeux d'un Victor qui chaque fois en réchappait, ce « technique », qu'il imaginait comme un boubier harassant, un univers à la Zola, fait de labeur, de crasse et d’inculture.
Plus tard, il devait apprendre par son père, lui-même enseignant dans le technique, que c’était bien différent. Pas mieux, ni pire, juste différent. Nous y reviendrons.Aujourd’hui, Victor a plusieurs amis qui sont passés par ces filières. Ils ont généralement un emploi, souvent stable, et qui leur a parfois permis de s’élever en responsabilités, voir de changer de voie. Il n’y a pas si longtemps, Victor a croisé un ami d’enfance. Orienté en filière professionnelle dés la 4e, il a passé un CAP de boucherie-charcuterie. A 26 ans, il est désormais un petit commerçant de village, avec sa boutique, sa maison qu’il paiera sur 20 ans, sa femme et son jeune fils.