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La jeunesse est un naufrage

13 juin 2006

2. De la sélection naturelle du «jeune»

En adoptant ce comportement de parade, associant dévouement et présence, le stagiaire tente en effet d'effectuer sa mue, parfois possible, vers le statut de salarié à part entière. Cette mue, qui peut prendre jusqu'à un an, est une épreuve de sélection naturelle impitoyable. Seuls les jeunes les plus robustes, les plus aptes à créer de la valeur, qui est au monde de l'entreprise ce que la reproduction est à celui de la nature, survivent. Mais si dame nature sait parfois se montrer cruelle, dame société, quant à elle, n’hésite pas à donner un coup de pouce à certains.

C’est ainsi qu’un jeune aura plus ou moins de mal à survivre à ce rite initiatique du stage suivant le milieu dont il provient. C’est ce que les gauchistes nomment le capital social, et les ultralibéraux, l’élite. Entrent dans cette notion de milieu un tas d’indicateurs tels que :

1) Le revenu de la famille du jeune, qui lui permettra de plus ou moins bien supporter la période de stage indemnisée.

2) Les relations de la famille du jeune, qui pourront parfois lui permettre d’accéder au stage, lui faciliter le passage dans le monde des salariés payés et nantis d’un contrat, ou simplement lui procurer un logement à bas coût dans le lieu de son stage.

3) Les choix éducatifs faits par les parents du jeune, un investissement et un suivi à long terme qui, de cours particuliers en stages linguistiques, en passant par la sélection des meilleurs établissements et des formations les plus intéressantes stratégiquement, lui permettront tout simplement de mieux réussir sa vie.

Les enfants les plus chéris par dame société, ou dame nature, où les deux, s’en sortent. Pour les autres, le destin est plus cruel. Non renouvelés ou même renvoyés, ils retombent inexorablement au niveau d'en-dessous, celui du simple jeune précaire.

Bien entendu, nous parlons là de l'élite des jeunes de cette nation, de la crème de la crème, de la souris du juteux gigôt que constitue la jeunesse française. Prenons Victor, par exemple: A 26 ans, il est l'heureux titulaire d'un bac +5, effectué sur une durée totale de 8 ans, dont deux passé hors de la faculté.  Son cursus se décompose en un DEUG (Bac +2), une tentative de Licence (Bac+3), arrêtée pour en suivre une autre, une Maîtrise (Bac + 4) suivie de deux ans entre emploi jeune, chômage et concours, suivie – une réforme étant intervenue entretemps – d’un Master (Bac +5, mais en deux ans. Un parcours sinon admirable, du moins relativement classique, pour le jeune diplômé qui n’est pas dans le top du top des privilégiés de mère société.

A côté de cette frange minoritaire, un no man’s land survit péniblement. C’est celui des obscurs, des petits, des sans-grade. Des formations techniques ou manuelles. En-dessous, Victor sait qu'il y a encore un étage, le plus bas, de la lie de la société, les « racailles » des « cités » des « banlieues ». Victor, qui est un tye plutôt ouvert, en a fréquenté quelques-uns, de ces extra-terrestres de la jeunesse performante, cultivée, dynamique et souriante pour laquelle la France de 2006 fait tant et tant d’efforts.

Le plus étrange, c’est qu’ils n’avaient pas l’air malheureux. Pourtant, ils auraient dû, exclus qu’ils étaient de la vraie vie sociale du cénacle des gens cultivés. C’est en tous cas ce que ses professeurs lui avaient enseigné tout au long du collège et du lycée.

Victor a 13 ans, il est en 5e. Dans son groupe, en physique, il y a un étudiant sympa, un gros, qui s’appelle Daniel. Discret, timide, complexé par son poids, il n’est pas très brillant en cours, et surtout pas en physique. Les profs le savent, et font tout leur possible pour l’aider, en dignes descendants de ces hussards noirs de la république qui, au XIXe siècle, alphabétisèrent nos campagnes, dispensant la langue française autant que le culte de Marianne aux petits paysans de province. C’est à dire qu’ils le poussent, l’engueulent et le sanctionnent dans l’espoir de voir jaillir au fond de ses yeux l’étincelle de la soif du savoir. Evidemment, ils ne font que le complexer encore plus. Un jour, le prof de physique voit Daniel, complètement perdu dans son exercice, tout rouge, qui s’énerve de ne pas y arriver et y arrive encore moins. Il lui lance alors une réplique anodine : « Si tu ne fais pas un effort, tu finiras dans le technique ».

« Tu finiras dans le technique ». Pour Victor, cette simple interjection avait toujours résumé ce statut. Enfant de la campagne, il avait vu ses camarades, peu à peu, tomber dans les filets de cet enfer que représentait, aux yeux d'un Victor qui chaque fois en réchappait, ce « technique », qu'il imaginait comme un boubier harassant, un univers à la Zola, fait de labeur, de crasse et d’inculture.

Plus tard, il devait apprendre par son père, lui-même enseignant dans le technique, que c’était bien différent. Pas mieux, ni pire, juste différent. Nous y reviendrons.Aujourd’hui, Victor a plusieurs amis qui sont passés par ces filières. Ils ont généralement un emploi, souvent stable, et qui leur a parfois permis de s’élever en responsabilités, voir de changer de voie. Il n’y a pas si longtemps, Victor a croisé un ami d’enfance. Orienté en filière professionnelle dés la 4e, il a passé un CAP de boucherie-charcuterie. A 26 ans, il est désormais un petit commerçant de village, avec sa boutique, sa maison qu’il paiera sur 20 ans, sa femme et son jeune fils.

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13 juin 2006

1. Du « jeune» dans la société contemporaine

En cet été 2006, Victor vient de passer le cap qui distingue le « jeune » de l'être humain tel que nous le connaissons : il a tout juste 26 ans. Il n’est pas encore tout à fait travailleur, mais plus vraiment étudiant non plus. Il ne sent pas encore normal.

Jusqu'au jour fatidique de ses 26 ans, Victor pouvait se rassurer en se disant qu'il appartenait à une espèce sociologiquement connue, étudiée et prévisible : le jeune [Genre: jeune. Ordre: étudiant. Espèce: sciences humaines]. Comme la plupart des observateurs s’accordent à le reconnaître, la jeunesse est une sorte de maladie du développement. Le jeune se définit par son âge. De 15 à 25 ans, selon les spécialistes, on attrape se sydrome social particulier, qu’on le veuille ou non. Un jeune se distingue d'un adulte par son comportement (en général), son apparence (souvent) et son discours. Comme les scientifiques ont pu l’observer, le jeune vit en bandes qui vont de deux à plusieurs dizaines d'individus et qu'on nomme des « potes », voire des « tepos » suivant le niveau socio-économique du sujet. Dans sa bande, le jeune s'ébat, communique, folâtre et s'adonne à diverses activités légales (aller à un concert, faire du sport) ou non (se vautrer sur des canapés pour fumer de la drogue, s'envirer dans des bars, boîtes ou autres lieux dédiés à cette pratique). Hors de son milieu par contre, le jeune est comme éteint. Méfiant, il communique peu, devient plus replié sur lui-même. Il peut même se montrer agressif. Mais ce comportement de défense s’efface dés que le jeune est rendu à son biotope.

Comme trois millions de ses congénères, jusqu’à ces dernières semaines, le biotope de Victor était celui de la faculté. Un milieu défini, un écosystème avec ses règles et ses lois, ses ressources et ses prédateurs. Un monde fermé. Mais depuis le 1er mai, Victor a basculé dans un nouvel univers. Tel le saumon qui après avoir grandi dans une rivière, part se reproduire dans la mer à l'âge adulte, le courant a mené Victor vers un nouvel environnement: il a intégré le krill, le phytoplancton qui apporte les protéines indispensables aux grands cétacés de la mer économique que sont les entreprises.

Victor a passé un cap dans son développement, qui va de pair avec la perte de son statut de jeune. Désormais, il appartien au règne des stagiaires. Ordre: journaliste. Espèce: indemniséà 275 euros. Le stagiaire est une transplantation du jeune dans le terreau fertile de l'entreprise. Reconnaissable sur les mêmes critères, le vestimentaire pouvant parfois se rapprocher légèrement plus de celui de l'individu normal, le stagiaire se caractérise par son extrême soumission à son employeur, et sa capacité (qu'elle soit subie ou contrainte) à effectuer des heures supplémentaires. Si le « jeune » lâché hors de son biotope s’étiole et se fane, le stagiaire, au contraire, adopte le comportement de tout jeune mammifère à l’âge de l’aguerrissement : à la fois pataud et infatiguable, il s’élance de tous côtés, affichant en permanence un souci de faire plaisir et de contenter tout un chacun. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’entreprise est si friande de stagiaires : là où un salarié nanti d’un contrat à durée indéterminée va renâcler, le stagiaire au contraire va se précipiter, langue pendante, dans l’attente future d’un éventuel susucre, distillé sous forme de compliment que son cerveau fertile ne va pas manquer d’associer à ses rêves de promotion.

13 juin 2006

Préface

Ce weblog est un faux. Ou du moins une biographie romancée. Le principal protagoniste dont il va être question dans ces pages n'existe pas à proprement parler. Il est une compilation de situations et d'expériences vécues, avec suffisemment de romance derrière pour qu'on ne puisse pas totalement reconnaître le lieu, le temps et l'action.

Disons que nous nous situons en juin 2006, à Paris. Le héros s'appelle Victor. C'est un ancien jeune. Il vient d'avoir 26 ans, ce qui le sort d'office de cette catégorie sociale. Mais il en est encore un. Sinon dans sa tête, du moins dans son statut social.

Dans la vie, Victor est stagiaire en entreprise. En entreprise de presse, puisque le rêve de Victor a toujours été d'être journaliste. Il se voyait déjà à l'autre bout du monde, enquêtant sur des sujets brûlants, faisant tomber les puissants armé de sa seule plume et du pouvoir de la vérité. Il se retrouve coinçé dans un bureau, à réécrire des dépêches d'agence pour le compte d'un site d'information économique et financière. Mais il ne désespère pas: son patron lui laisse entendre régulièrement qu'il pourrait être embauché prochainement. En attendant, il se contente de ses 300 euros d'indemnités, trop heureux déjà d'avoir une perspective, même ténue, de statut, quand la plupart de ses amis  se demandent s'ils ne devraient pas émigrer.

Avant, Victor était étudiant. Longtemps. Il a étudié l'économie, avant de basculer dans la communication. Il a travaillé aussi, comme emploi-jeune, entre deux formations. Il a même écrit un mémoire que personne n'a lu. A la fac, Victor a eu plein de potes: François, l'éternel étudiant, qui accumule les diplômes comme d'autres les ruptures amoureuses ; Lionel, le glandeur, partagé entre sa guitare, les concours de l'enseignement public, et les jeux de rôles en ligne ; Cyril, le bon élève, qui voulait faire archéologie, et qui, DEA et DESS en poche, se bat depuis deux ans pour trouver autre chose que des missions de remplacement sous payées dans le secteur ; et plein d'autres.

Encore avant, Victor était lycéen dans la Drôme. Il rêvait d'échapper à cette usine de 1.800 bacheliers en devenir en fumant des pétards avec ses potes. Encore avant, il était au collège. Né en ville, ses parents ont déménagé pour devenir des néo-ruraux. Le terme "bobo" n'avait pas encore été inventé, et c'est dommage. Il s'appliquait parfaitement à leur mode de vie. Victor est issu d'une famille de bobos, les amis de ses parents sont des bobos, leurs voisins sont des bobos. Ils ont la cinquantaine, un passé chargé derrière eux, quelques divorces dans les pattes. Ils vivent une vie passionnante, que souvent ils refont avec un(e) autre. Ils pensent (enfin) à eux, oscillent entre psychologie et acupuncture, entre bouffe bio et vraie charcuterie de pays. Ils voyagent, ils vont au théâtre, ils s'éclatent. Et ils ne comprennent pas bien ces enfants encore dans leurs pattes à 25 ans passé, l'âge où eux-mêmes les ont eus.

Ce weblog va vous raconter la vie de Victor, ancien jeune passé au statut de jeune diplômé. Il va vous raconter la vie d'un stagiaire parisien en 2006, et la vie d'un jeune au début du XXIe siècle. Il va vous décrire un quotidien désenchanté, fait d'espoirs et de précarité, d'amour et de solitude, d'Internet et de cannabis. Il va tenter de vous faire vivre la jeunesse, ce naufrage.

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La jeunesse est un naufrage
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